Mac et son contretemps by Enrique Vila-Matas

Auteur:Enrique Vila-Matas [Vila-Matas, Enrique]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature espagnole
ISBN: 9782267029970
Google: -3tUDgAAQBAJ
Publié: 2017-03-14T23:00:00+00:00

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En milieu de soirée, quand Carmen a décroché le téléphone après une longue conversation, je me suis recommandé à la protection des subalternes kafkaïens du Bureau de contrôle, les ai surtout priés de ne pas me mettre par erreur en contact avec le Bureau du contentieux (une obscure section à l’intérieur du grand Bureau) et leur ai demandé, au cas où ils existeraient vraiment, de me donner un coup de main et de m’aider à obtenir l’impossible : que Carmen prête au moins un minimum d’attention à ce que je voulais lui dire de mes travaux de débutant.

Me croyant protégé ou, plutôt, préférant me croire protégé par les subalternes de l’me kafkaïenne du Bureau (une autre section parmi toutes celles qui existent à cet endroit), je me suis, très déterminé, dirigé vers Carmen et, sans m’être nullement préparé, je lui ai dit de but en blanc que rien de ce que je raconte dans le journal n’est inventé, sauf mon identité de constructeur immobilier ruiné. J’espérais qu’elle réagisse et, ayant échoué, je me suis alors précipité dans un abîme privé et lui ai dit que je m’étais inventé ce passé de constructeur pour ne pas avoir à repenser au drame.

Elle a alors réagi. L’air paniqué. Dès que j’ai parlé du drame, son visage a changé et elle a même prêté subitement attention à ce que je disais car il n’y a rien, depuis des semaines, qui lui fasse plus peur que l’apparition du mot « drame » dans nos conversations. Prononcé ainsi, sèchement, il la renvoie au thème autour duquel je tournais sans cesse pendant les jours interminables ayant suivi mon renvoi du cabinet d’avocats où je travaillais depuis toujours.

Pour retenir son attention, l’amarrer à un pieu imaginaire et pouvoir ainsi lui dire tout ce que, selon moi, elle devait savoir, je lui ai dit, comme en passant, que je ne voulais pas que ce journal me fît retourner bille en tête au chien noir — expression horrible, déjà utilisée mille fois par tant d’autres, métaphore de la mélancolie. À ce moment-là, elle a réagi en me jetant un regard de véritable terreur, parce que parler de ce chien la terrorise encore plus que de parler de drame, il la renvoie en effet aux jours où j’ai perdu mon travail et où, perturbé à l’extrême, j’appelais chien noir mon désespoir.

J’ai profité de ce moment de panique provoqué par la possible réapparition de dommages mentaux qu’elle croyait à moitié cicatrisés pour lui dire que j’avais commencé à écrire le journal en partie parce que je pensais peut-être qu’il m’aiderait à sortir de la dépression à laquelle j’avais succombé deux mois auparavant quand j’avais été congédié du cabinet d’avocats. Et pour que le journal s’accompagne d’effets thérapeutiques, j’ai dû m’inventer une profession — constructeur dans l’immobilier était la solution idéale — éloignée du monde des lois et m’épargnant d’être en permanence confronté à mon passé d’avocat, du moins jusqu’à ce que — jour qui est arrivé — je remarque que les blessures provoquées par l’humiliant et brutal renvoi s’étaient un peu effacées.

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